Les fronts océaniques, refuges climatiques naturels de biodiversité [Interview]


Marina Lévy est l’autrice principale de l’étude « Shift in phytoplankton community composition over fronts », publiée le 26 juillet 2025 dans la revue scientifique Communications Earth & Environment, du groupe Nature. 

Dans cet entretien, l’océanographe explique l‘importance des fronts océaniques pour le phytoplancton et le rôle crucial que ces zones pourraient jouer dans un océan qui se réchauffe. Les scientifiques ont analysé la distribution de sept grands groupes de phytoplancton, des diatomées aux cyanobactéries, près des fronts et à l’intérieur de ceux-ci et espèrent désormais que ces structures fines mais influentes seront mieux intégrées dans les modèles climatiques.

Menée par une équipe de chercheurs et chercheuses du LOCEAN-IPSL, de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) en Nouvelle-Calédonie et du Laboratoire d’Océanologie et de Géosciences (LOG), de l’Université du Littoral Côte d’Opale à Wimereux, cette étude est le fruit de plus de cinq ans de travail, s’appuyant sur 18 ans de données satellitaires à haute résolution.

Marina Lévy, pourquoi s’intéresser au phytoplancton dans les fronts océaniques ?

M. Lévy : Dans cette étude, nous avons examiné la composition du phytoplancton, ces microalgues qui constituent le premier maillon de la chaîne alimentaire océanique, à petite échelle spatiale.

Ce que l’on appelle la petite ou fine échelle dans l’océan correspond à des zones de l’ordre de 1 à 10 kilomètres, par opposition à la grande échelle. Nous nous sommes particulièrement intéressés aux fronts océaniques : des zones de petite échelle caractérisées par des phénomènes dynamiques très importants, notamment des remontées d’eau profonde. Ces fronts sont des véritables hotspots de vie marine, car les remontées apportent en surface des nutriments essentiels à la croissance du phytoplancton.

Ce qu’on ignorait jusqu’ici : est-ce que la nature même du phytoplancton était modifiée dans ces zones ?

Les conclusions principales de l’étude montrent que c’est bien le cas : la nature du phytoplancton est largement modifiée au niveau des fronts. Quant aux ordres de grandeur, on a des variations dans la composition du phytoplancton à fine échelle qui correspondent à environ un tiers des variations observées à grande échelle.

C’est un résultat vraiment significatif.

Comment faut-il imaginer ces fronts océaniques ?

M. Lévy : Dans l’océan, il existe des systèmes de tourbillons, qui sont l’équivalent des systèmes météorologiques comme les cyclones et les anticyclones. Et exactement comme dans l’atmosphère, on a des fronts qui bougent constamment, où on va avoir des changements de pluviosité, par exemple. On a ce même type de phénomène dans l’océan.

Et cela se caractérise par des différences de température très importantes entre les deux côtés du front. En utilisant cette propriété de fort gradient horizontal de température, nous avons réussi à détecter les fronts grâce aux données satellitaires à haute résolution de la température de l’eau.

Il existe d’autres méthodes de détection des fronts à partir de données satellites, par exemple les données d’altimétrie, mais nous avons choisi d’utiliser les propriétés thermodynamiques, car elles offrent une meilleure résolution spatiale et une plus grande précision dans la localisation des fronts.

Pourquoi ces fronts sont-ils plus fréquents dans le nord de l’océan Atlantique ?

M. Lévy : On a choisi une région qui englobe le Gulf Stream, là où il se détache de la côte américaine.

Le Gulf Stream marque une séparation entre le gyre subtropical, très pauvre en phytoplancton, et le gyre nord, beaucoup plus riche. À très grande échelle, dans l’océan, il y a des différences considérables de composition de phytoplancton. On trouve des espèces de phytoplancton beaucoup plus grandes, notamment les diatomées, dans des régions très productives – comme le nord de l’Atlantique pendant les « blooms » (floraisons) – et des espèces beaucoup plus petites dans les zones subtropicales, souvent qualifiées de « déserts océaniques ».

Donc, en termes de biologie marine, on distingue trois zones : une région au nord, riche, une région intermédiaire et une région pauvre, au sud. Puisque le Gulf Stream est très dynamique, il éjecte des tourbillons, ce qui génère beaucoup plus de fronts près de ce courant que lorsqu’on s’en éloigne. Il y a donc un gradient aussi dans la distribution des fronts.

Vous disposez de presque 20 ans de données satellitaires à haute résolution. Pourquoi une telle durée d’observation ?

M. Lévy : Chaque front est unique et se comporte de manière différente. Les fronts vont se superposer à une variabilité naturelle importante. Pour obtenir des résultats statistiquement significatifs, il fallait donc analyser un grand nombre de fronts sur un intervalle de temps suffisamment longue.

Cette période (2002–2020) correspond également à celle pour laquelle nous avons des données de couleur de l’eau de manière consistante, avec une couverture relativement stable.

Comme on le voit dans la figure ci-dessous, nous avons utilisé une image de température à un jour donné pour détecter la présence de fronts. À partir de là, nous avons calculé un indice d’hétérogénéité, auquel nous avons appliqué différents seuils.

Le vert foncé indique le seuil le plus fort, là où les gradients de température sont les plus intenses, tandis que le vert clair correspond à des seuils un peu plus faibles. Ensuite, nous avons comparé statistiquement la distribution des groupes phytoplanctoniques dans ces zones, à celle des zones en dehors des fronts. C’est ainsi que nous avons mis en évidence des différences significatives dans les compositions du phytoplancton.

Cela nous permet d’obtenir une vision statistique robuste et de suivre l’effet des fronts sur le cycle saisonnier moyen et sur différents régimes de cycles saisonniers, donc aussi sur des régions plus larges.

Figure 1 : Image instantanée de la position de fronts dans l’Atlantique Nord, détectée par satellite. Source : Marina Lévy, Clément Haeck, Ines Mangolte, Angelina Cassianides et Roy El Hourany, Shift in phytoplankton community composition over fronts, Comm. Earth. & Env.

 

Pourquoi les diatomées se concentrent dans ces régions-là ?

M. Lévy : Parce que les diatomées sont des espèces opportunistes et quand il y a beaucoup de nutriments, elles vont se développer avant les autres, beaucoup plus rapidement.

Elles vont avoir un avantage compétitif sur les autres espèces dans ces conditions-là. Alors que dans des conditions stables avec peu de nutriments, il y a d’autres espèces qui parviennent mieux à se développer et qui vont donc avoir un avantage compétitif par rapport aux diatomées.

Ce sont vraiment les conditions environnementales qui vont déterminer quelle espèce est la plus compétitive.

Figure 2 : Influence saisonnière des fronts sur les communautés de phytoplancton. Cycles des (A, D, G) procaryotes, des (C, F, I) diatomées et des (B, E, H) autres eucaryotes dans les biomes (A–C) subpolaire, (D–F) subtropical saisonnier et (G–I) subtropical permanent, en arrière-plan (sans front, rouge), au-dessus de fronts faibles (bleu) et au-dessus de fronts forts (vert). Source : Marina Lévy, Clément Haeck, Ines Mangolte, Angelina Cassianides et Roy El Hourany, Shift in phytoplankton community composition over fronts, Comm. Earth. & Env.

 

Comment ces fronts deviennent-ils des « zones refuge » face au changement climatique ?

M. Lévy : Nous avons constaté que les diatomées sont particulièrement favorisées au niveau des fronts.
C’est une bonne nouvelle, car l’un des risques du réchauffement climatique c’est la diminution des échanges entre l’océan profond et l’océan de surface, ce qui limiterait l’apport en nutriments en surface et par conséquent, la présence de diatomées.

Or, les diatomées jouent un rôle majeur dans le cycle du carbone et dans la chaîne alimentaire marine. Le fait qu’elles continuent à prospérer dans les fronts suggère que ces zones pourraient servir de refuge face aux stress environnementaux liés, notamment, à l’augmentation de la stratification des eaux due au réchauffement climatique.

Le comportement de ces minuscules êtres vivants influence-t-il la réponse des océans face au changement climatique ?

M. Lévy : C’est un peu plus compliqué… La variation de la quantité de phytoplancton liée au changement climatique est difficile à détecter. Il y a souvent une confusion, même au sein de la communauté scientifique, liée à l’action des phytoplanctons.

L’océan est un puits de carbone qui capte un quart de nos émissions liées aux combustions d’énergies fossiles. Le phytoplancton intervient dans ce cycle du carbone, mais pas directement. Les 25 % de CO₂ qui sont absorbés par l’océan ne transitent pas par le phytoplancton. Par contre, des eaux plus chaudes sont des eaux plus stratifiées et qui vont moins s’enrichir, ce qui pourrait entraîner une diminution de phytoplancton à cause du changement climatique.

On ne peut pas affirmer qu’il y aura une diminution des phytoplanctons à cause du changement climatique, mais observe-t-on une redistribution spatiale ?

M. Lévy : On a une étude en cours sur ce sujet, sur la redistribution géographique à partir des données satellitaires. Mais ce sera pour le prochain entretien !

 

Une interview réalisée par Daniel Peyronel (ICOM-IPSL).

 

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Marina Lévy


Laboratoire d'Océanographie et du Climat : Expérimentations et Approches Numériques (LOCEAN-IPSL)