Réflexion sur l’éthique et la responsabilité de l’engagement public des chercheurs
Face aux nombreux défis auxquels notre société est confrontée, nombre de scientifiques du climat et de l’environnement ressentent le besoin de développer un cadre de réflexion collectif sur l’éthique et la responsabilité de leur engagement public. Réfléchir aux multiples facettes de cet engagement demande de tenir compte des différentes dimensions des liens sciences-société.
Si de nombreux chercheurs s’engagent publiquement, de forts questionnements s’expriment dans le monde de la recherche. Nombreux sont ceux qui s’interrogent sur les modalités de l’engagement public, son opportunité et son principe même.
C’est dans ce cadre qu’un groupe de réflexion s’est auto-constitué depuis 2020 pour animer cette réflexion au sein de l’IPSL, en proposant un espace d’échanges libres et ouverts, sans vocation normative, indépendant de la direction de l’Institut mais encouragé par celui-ci.
La première étape de ce travail s’est appuyée en 2021 sur des entretiens avec 17 collègues de l’IPSL pour établir un panorama des enjeux, dont la synthèse a été largement partagée au sein de l’Institut (liens vers restitutions à Jussieu (12/10/21) et au LSCE (18/11/2021), présentations en AG, devant le SAB, devant le CD-IPSL, etc.).
Deux groupes de travail cristallisant des questions éthiques au sein de l’IPSL sont issus de ces échanges, un sur la recherche en la géo-ingénierie, coordonné par Anni Määttänen (LATMOS-IPSL) et Sophie Godin-Beekmann (LATMOS-IPSL) et un sur les liens avec les acteurs privés, coordonné par Francesco d’Ovidio (LOCEAN-ISPL). Ces groupes, ouverts à tous les personnels de l’IPSL, proposent des espaces d’échanges libres et ouverts, sans vocation normative.
Cycle de séminaires
Un cycle de séminaires a été lancé en 2022, invitant des personnalités extérieures à partager leurs visions de ces enjeux avec les personnels de l’IPSL.
Hervé Chneiweiss • Directeur de recherche au CNRS, directeur du laboratoire Neuroscience Paris Seine, président du Comité d’éthique de l’Inserm
La bioéthique est une invention récente : en 1970 Van Rensselaer Potter1 propose de désigner ainsi « science de la survie » dont le premier centre de recherche, le Hastings Center, venait d’être créé (19692) et dont André Hellegers3 définissait rapidement le projet : créer une éthique de la médecine et des sciences biologiques afin de construire un cadre d’action pouvant servir de guide aux praticiens. En raison des fulgurantes avancées de la biomédicale (techniques de réanimation et de greffes d’organes, procréation médicalement assistée, génétique…) l’analyse des conséquences éthiques, légales et sociales de ces avancées s’est avérée nécessaire et a fait l’objet de nombreuses institutions universitaires et administratives.
Quels enseignements pouvons-nous en tirer pour cette autre « science de la survie » qu’est aujourd’hui la compréhension du changement climatique et la lutte contre le réchauffement ? Un dialogue doit se nouer entre scientifiques des différents domaines pour apprendre les uns des autres et développer un nécessaire débat transversal, entre les disciplines et dans la sphère publique.
1 L’objectif de la bioéthique […] c’est d’aider l’humanité à atteindre une participation rationnelle mais précautionneuse dans le processus de l’évolution biologique et culturelle. […] Je choisis le terme de ‘bio’ pour signifier la connaissance biologique, la science des systèmes vivants, et je choisis ‘éthique’ pour signifier la connaissance des systèmes de valeurs humaines ». Van Rensselaer Potter, “Bioethics, The Science of Survival”, in Perspectives in Biological Medicine, vol. 14, 1970, p. 127-152.
2 Hellegers fut également le fondateur du deuxième institut d’enseignement et de recherche en matière de bioéthique, le Joseph and Rose Kennedy Institute of Ethics à Georgetown University, désormais le Kennedy Institute. Voir Warren T. Reich, “The Word ‘Bioethics’: Its Birth and the Legacies of Those Who Shaped Its Meaning”, in Kennedy Institute of Ethics Journal, vol. 5, 1995, p. 319-336; David Rothman, Strangers at the Bedside: A History of How Law and Bioethics Transformed Medical Decision Making, New York, Basic Books, 1991; Albert Jonsen, The Birth of Bioethics, New York, Oxford University Press, 1998.
3 Daniel Callahan, “Bioethics as a Discipline”, in Hastings Center Studies, vol. 1, n. 1, 1973, p. 66-73.
Caroline Orset • Professeure associée à AgroParisTech (Paris-Saclay), chercheuse associée à L'Université de Laval (Canada), Chaire Economie du Climat
Dans l'affaire du Médiator, de nombreux décès auraient pu être évités si la recherche publique avait eu les moyens de faire plus d'expériences sur ce médicament. En effet, Servier, le fabricant du Médiator, n'a fourni que des résultats tronqués, et même parfois biaisés, à l'Agence de sécurité nationale du médicament qui n'a pu établir que tardivement le lien de causalité entre le Médiator et les problèmes cardiaques des patients. Dans ce séminaire, je vous présenterai les différentes stratégies des entreprises pour exploiter l'incertitude scientifique afin de ralentir, diluer ou arrêter la réglementation. Nous discuterons des répercussions de ces stratégies sur le financement de la recherche publique. Finalement, je vous proposerai différentes mesures économiques pour démotiver les entreprises à utiliser ces stratégies allant à l'encontre du bien-être social.
Sylvain Laurens • Directeur d'études à l’EHESS et chercheur au Centre Maurice Halbwachs
Science et engagement sont ordinairement présentés comme des dynamiques contraires. A la science, la vertu de la rationalité et l'absence d'affects. Au militantisme, le tumulte de l'engagement et un soi-disant rapport enchanté au monde. Mais pour peu que l'on se donne pour objet l'histoire des militants "pour" la science, les frontières entre ces deux espaces se brouillent. Quand les chercheurs interviennent dans l'espace public pour défendre "la science" quel type d'opérations critiques sont-ils en train d'opérer ? Comment penser avec les outils de l'histoire et de la sociologie les interventions publiques au nom de l'autorité scientifique ? A partir d'un retour sur l'histoire des organisations rationalistes et des mobilisations de savants au nom de la raison, cette intervention proposera quelques pistes de réflexion.
Stéphanie Ruphy • Directrice de l’Office Français pour l’Intégrité Scientifique (OFIS), philosophe à l’ENS
Les questions de neutralité et d’autonomie sont souvent au cœur des interrogations des scientifiques sur leur engagement public. À partir d’éclairages de la philosophie des sciences sur ces deux notions de neutralité et d’autonomie scientifiques, cette conférence interrogera en quels sens un chercheur qui se veut responsable peut, ou doit, aujourd’hui, ne pas être neutre et autonome vis-à-vis d’autres acteurs de la société. Stéphanie Ruphy est professeure de « Philosophie et sciences contemporaines » à l’École normale supérieure (Ulm). Elle est également directrice de l’Office français de l’intégrité scientifique (Ofis) : www.stephanieruphy.com
Lydia Messling • Associated Director and Climate Change Communications Technical Lead at WTW’s Climate and Resilience Hub
Scientists are often wary of engaging in policy advocacy as they fear it may result in the perception that their science is biased, or they are abusing their position. Whilst advocacy need not always result in biased science or an abuse of position, the mere suspicion that it might can be enough to deter a scientist from engaging in it. This presentation will identify how, both in theory and practice, climate scientists (specifically, but with broader application for other researchers too) can engage in policy advocacy in a way that is acceptable to them and their scientific community.
The first part will describe what the concerns are with advocacy by understanding the role of values in science, and explore how and when biased science and an abuse of position may occur. In light of this theory, the second part will present a new model for understanding different types of advocacy and engagement. The third and final part will explore how this engagement model was received by climate scientists, and the practical actions they suggested (as well as those from social science research) can be applied to help scientists communicate what they want to, including engaging in policy advocacy, without losing their scientific independence or credibility.
For the last ten years, Lydia Messling has been working at the interface of science communications to non-experts – from governments, to farmers, and financial institutions to corporates – helping them make the best decisions for what they choose to do next, and training scientists in how to have those conversations too. Her research background is as an environmental scientist (UEA ENV) and social scientist (Leverhulme Doctoral Scholar in Climate Justice, University of Reading) which sparked her interest in expert communications, and led to her PhD thesis on how climate scientists can engage in policy advocacy and preserve their scientific credibility and independence.
Augustin Fragnière • Directeur adjoint du Centre de Compétences en Durabilité de l’Université de Lausanne (UNIL)
Cette présentation revient sur les réflexions menées à l’Université de Lausanne dès 2020 au sujet de l’engagement public du personnel de recherche et synthétisées dans un rapport publié en mai 2022.
Ce dernier s’attache à clarifier les enjeux liés aux prises de parole publiques des scientifiques dans le contexte suisse et à mieux comprendre les pratiques et les perceptions des chercheurs et chercheuses à ce sujet.
Il y est également question de neutralité de la science, de liberté académique et des devoirs éthiques associés au statut de chercheur. Le rapport propose aussi quelques pistes en matière de bonnes pratiques et de positionnement des institutions scientifiques à cet égard.
Augustin Fragnière est directeur adjoint du Centre de Compétences en Durabilité et chargé de cours à l’Institut de Géographie et de Durabilité de l’Université de Lausanne (UNIL). Il est le rédacteur principal d’un rapport de l’UNIL en mai 2022 sur l’Engagement public des universitaires : entre liberté académique et déontologie professionnelle.
Thierry Libaert • Professeur en communication environnementale à l’UCL
Au plus haut de la vague verte, portés par un raz-de-marée de bonnes intentions, nous serions prêts – les sondages sont formels – à accoster en terre promise : tous écolos ! En figure de proue, la jeune génération, embarquée et bien décidée à prendre la barre. Le souffle de l’espoir se lève. Or, à observer les comportements réels de nos concitoyens, rien n’est moins sûr.
Malgré les écogestes, les petits ruisseaux ne font pas les grandes rivières : nos habitudes de consommation, y compris celles des jeunes, restent fermement arrimées à un tout autre imaginaire, de croissance, de réussite matérielle, de bonheurs achetables… Dans ces conditions, comment mobiliser en profondeur pour le plus grand défi du siècle ?
Thierry Libaert, spécialiste de la communication environnementale, estime que nous nous sommes trompés de combat : tout discours écologique « contre » – le nucléaire, les OGM, les pesticides, le bisphénol, le CO2… – rate sa cible. Il nous faut, pour sortir de l’inertie, repenser l’ensemble des discours de sensibilisation, relier les enjeux climatiques et écologiques à nos vies quotidiennes, proposer un nouveau récit, modifier nos représentations mentales, réenchanter notre imaginaire. À nous de fixer le cap, pour trouver (enfin !) les vents porteurs…
Thierry Libaert est Professeur des Universités en Sciences de l'Information et de la Communication, collaborateur scientifique au Earth & Life Institute (Université catholique de Louvain), Président de l'Académie des Controverses et de la Communication sensible, Président de la Commission Consommation & Environnement du Comité Economique et Social Européen. Auteur de "Des Vents Porteurs" Le Pommier 2020, Prix du livre Environnement 2021 (https://www.editions-lepommier.fr)
Michel Dumoret • Ancien directeur de la rédaction nationale à France Télévision (2020-2022) et responsable de l'éducation aux médias et de la lutte contre la désinformation
Hannah Gautrais • Doctorante sociologue au Centre Max Weber, laboratoire Triangle, ENS Lyon. Son sujet de thèse : « Scientifiques, experts, militants ? Le rôle des climatologues face à la crise climatique : trajectoires, institutions, controverses » sous la direction de Julien Barrier.
Pour aller plus loin
À lire, l'avis 2023-44 du Comité d’éthique du CNRS : « Entre liberté et responsabilité : l’engagement public des chercheurs et chercheuses » (juillet 2023).
Membres du groupe
Sylvie Charbit (LSCE-IPSL) • Sophie Godin-Beekmann (LATMOS-IPSL) • Éric Guilyardi (LOCEAN-IPSL) • Serge Janicot (LOCEAN-IPSL) • Anni Määttänen (LATMOS-IPSL) • Francesco d'Ovidio (LOCEAN-IPSL) • Marie Pinhas-Diena (IPSL) • François Ravetta (LATMOS-IPSL)
Contributeurs et anciens membres
Agnès Ducharne (METIS-IPSL) • Aglaé Jézéquel (LMD-IPSL) • Amélie Rajaud (IPSL) • Sophie Szopa (LCSE-IPSL)