Donner les clés


Valérie Masson-Delmotte est co-présidente du premier groupe de travail sur les bases scientifiques du climat de la Terre.

Portrait de Valérie Masson Delmotte réalisé par Valérie Lilette pour l'IPSL, 2023.

Portrait de Valérie Masson Delmotte réalisé par Valérie Lilette pour l’IPSL, 2023.

 

Le GIEC est une formidable fenêtre d’entrée vers l’état des connaissances, et l’émulation intellectuelle qui va avec la préparation d’un rapport collectif est très stimulante. J’ai participé en tant qu’auteure et coordinatrice sur les précédents rapports, puis le gouvernement français m’a sollicité pour une candidature à la présidence du groupe 1. Je pensais m’arrêter là avec le GIEC, c’est beaucoup de temps. Je doutais de mes capacités à y arriver, mais il n’y a eu qu’une femme au rôle de co-présidente, Susan Solomon, et je ne peux pas reprocher le manque de femmes si je ne candidate pas. Alors j’ai essayé, mais avec l’inquiétude de ne plus avoir de temps pour ma propre recherche. Ça, c’était assez bien vu. Puis en m’interrogeant sur ce que je pouvais apporter, je suis arrivée très déterminée à changer la structure du rapport du Groupe 1, pour renforcer l’aspect évaluation de processus et l’information climatique régionale. Je voulais une dynamique d’entraide collective, plus inclusive et moins hiérarchique, plus proche de celle en mission polaire : tous dans le même bateau. Certains ont une grande expérience et sont confiants dans leur rôle, d’autres sont plus stressés par l’impression que leur voix compte moins dans les discussions, parce qu’ils sont jeunes, des femmes, pas natifs de la langue anglaise ou de pays en développement. Malgré l’aspect expertise scientifique il y a un côté profondément humain, avec des obstacles à ce que chacun se sente pleinement intégré. Nous avons travaillé sur des pratiques inclusives pour créer un espace de confiance, en s’interrogeant sur nos biais inconscients, nos différences culturelles, pour que les conclusions clés de chaque chapitre soient vraiment le fruit du travail collectif où chacune et chacun puisse apporter ses connaissances dans la construction de l’évaluation. Ça demande des outils auxquels nous ne sommes pas formés en tant que scientifique. Le GIEC est un apprentissage constant qui nous sort d’un écosystème de recherche confortable et ouvre sur d’autres champs disciplinaires, notamment en sciences sociales. C’est vraiment transformateur.

La sélection des auteurs est un temps fort. Je lis chaque candidature pour être juste, car il y a des personnes que je connais plus que d’autres. Cela demande de regarder les publications scientifiques de chaque candidature pour construire des équipes d’auteurs qui disposent des compétences solides et complètes sur les sujets scientifiques à aborder, diversifiées, avec un pari sur leur capacité à travailler en équipe. Il y a des phases extrêmement intenses, notamment les sessions d’approbation qui demandent d’être totalement dévoué à ce processus. Parfois, le GIEC prend toute la place, mais l’appui qu’on peut avoir est très important, celui des collègues, des institutions : le gouvernement français s’est engagé à financer l’équipe d’appui technique à l’Université Paris Saclay, et travailler avec chaque personne de cette équipe, compétente, investie, était un bonheur. La confiance totale que j’avais dans cette équipe a vraiment été une force.

La relation entre les négociations internationales sur le climat et l’état des connaissances scientifiques a été assez spectaculaire. J’ai été stupéfaite lors de la COP21 de voir que les pays n’arrivaient pas à s’accorder sur les objectifs des Accords de Paris : entre la difficulté de limiter le réchauffement à un niveau bas, et la sévérité des risques à deux degrés pour les pays les plus vulnérables. Et quand les pays n’arrivent pas à s’entendre, ils se tournent vers les scientifiques. Cela a donné le rapport spécial 1.5, qui a montré que chaque fraction de réchauffement à un effet discernable. Ça, on ne le savait pas. Et ça a relié le climat à d’autres questions croisées comme la pauvreté, le besoin de transition juste. Il y a aussi une certaine pression d’être instrumenté, mais les éléments scientifiques sont solides et s’imposent. C’est unique, et très motivant. L’année 2022 a été spectaculaire sur le volet physique du climat et je pense que beaucoup de personnes ont pris conscience de la gravité de la situation. Cela dit il y a toujours besoin de rendre l’information disponible avec une voix scientifique, qui n’est ni polarisante, ni partisane, mais la plus factuelle possible. Donner les clés pour comprendre, mais aussi les clés pour agir. Il y a des campagnes de désinformation sur le climat qui visent à semer le doute par rapport aux décideurs et grand public pour freiner l’adoption de solutions qui nous sortiraient plus vite des énergies fossiles. Et pour y répondre, il faut aussi réussir à mobiliser d’autres communautés de compétences. C’est quelque chose que je continuerai à faire bien que mon engagement avec le GIEC s’arrête.

Je dis souvent que si j’arrive à expliquer la recherche que je fais à des lycéens qui sont curieux, ont envie d’en savoir plus, qui ont l’esprit critique et que j’arrive à me faire comprendre, ça marche avec tout le monde. C’est une chance d’avoir l’occasion d’échanger avec d’autres personnes sur des sujets qui me touchent, et j’apprécie particulièrement les rencontres avec les jeunes, leur franchise, la profondeur de leur réflexion. Le GIEC est un engagement collectif assez unique, il crée un lien durable entre auteurs. Même si la charge de travail était très lourde, je vois du sens à mon parcours professionnel. Et il y a quelque chose de vraiment chouette à montrer le sens qu’on donne à son travail. C’est extrêmement enrichissant, il y a toujours matière à s’interroger sur comment nous, scientifiques, pouvons servir d’aiguillon pour que ça agisse plus vite, à plus grande échelle, un peu partout.

Portraits réalisés par Valérie Lilette et propos recueillis par Tiphaine Claveau.

Tiphaine Claveau


IPSL