20 000 flots sous la Terre


La gestion de la ressource en eau dans le futur est une préoccupation majeure au regard du changement climatique, et la dynamique des eaux souterraines en est un élément important. Les nappes phréatiques constituent des réservoirs d’eau souterrains et stockent cette ressource sur des temps longs, offrant la possibilité d’alimenter les cours d’eau et zones humides ou bien certaines activités humaines comme l’irrigation. Ces échanges en font un sujet d’étude important pour le climat et son évolution, notamment à travers les interactions avec les sols et l’atmosphère.

Pour l’approvisionnement en eau des activités humaines, comme la production d’eau potable, l’irrigation des cultures ou encore les industries, les réserves souterraines sont une mine d’or. Lorsqu’il pleut, une partie s’infiltre lentement en profondeur à travers le sol. Petit à petit l’eau se glisse dans les pores des roches sous-jacentes et remplit ces espaces vides. La capacité de stockage dépend de la nature de ces roches, qui affecte aussi la rapidité avec laquelle l’eau arrive à destination. Ces nappes phréatiques stockent l’eau sur de longues périodes et peuvent alimenter les cours d’eau régulièrement, notamment pendant les périodes de sécheresse. C’est très important pour la biodiversité des milieux aquatiques mais aussi notre utilisation de l’eau. « Dans nos climats avec peu de sécheresses, ça peut paraître évident d’avoir de l’eau dans les rivières mais ce n’est pas la norme, et les milieux plus arides, même en Méditerranée, ont de nombreux cours d’eau intermittents » annonce Agnès Ducharne, chercheuse au METIS-IPSL.

Ces temps de résidence longs impactent la dynamique des échanges d’eau, sous forme de vapeur entre les surfaces continentales et l’atmosphère et sous forme liquide avec les cours d’eau et zones humides. Les interactions des réserves souterraines avec le climat et son évolution, mais aussi avec les activités humaines, sont multiples et interconnectées. Mais surtout, elles sont un sujet d’étude au cœur du cycle de l’eau et de la gestion de cette ressource dans le futur, une des grandes préoccupations liées au changement climatique. « Ce système à mémoire longue joue aussi un rôle de tampon sur les évènements extrêmes » ajoute-t-elle. En interceptant et stockant une partie de l’eau lors d’évènements de pluie extrêmes, ces réserves souterraines peuvent jouer un rôle important dans la dynamique des crues. Dans le même temps, si ces réservoirs sont saturés, l’eau de surface ne pourra pas s’infiltrer et donnera lieu à des inondations ou des crues en s’ajoutant au ruissellement.

Des modèles plus complets

De nombreuses observations locales renseignent sur certains éléments comme le niveau de l’eau ou le débit de base des cours d’eau. Mais d’impressionnantes méthodes plus indirectes ont aussi été développées pour estimer la distribution de l’eau en sous-sol, notamment par gravimétrie spatiale. Ces données nourrissent les modèles pour mieux comprendre les processus impliqués et les liens entre les eaux souterraines et les variations climatiques. « J’aime beaucoup réaliser des expériences numériques pour cela » confie Agnès Ducharne. « Nous pouvons lancer des simulations pour voir ce qui se passe avec et sans les nappes phréatiques pour comprendre leur rôle sur le climat et leur importance à un niveau local » ajoute-t-elle.

« Nous avons pu montrer récemment avec ces expériences que seulement les nappes phréatiques suffisamment proches de la surface pouvaient avoir un impact sur le climat local, même s’il n’est pas très fort » souligne-t-elle. Au travers de ces expériences elle peut aussi étudier l’effet de l’irrigation, en essayant différentes sources d’alimentation et comment cela peut rentrer en conflit avec le changement climatique. La modélisation est un outil idéal pour étudier l’impact que peut avoir l’hydrologie continentale sur le système climatique et son évolution. Cependant, les modèles actuels ne prennent généralement pas en compte toutes les variables et tous les processus impliqués dans l’hydrologie continentale.

Pour associer les interactions entre les nappes, avec les sols et l’atmosphère, Agnès Ducharne travaille avec le modèle de surface continentale ORCHIDEE, qu’elle a muni d’une représentation assez simpliste des eaux souterraines. C’est le cas pour l’instant de tous les modèles de climat, où la description des eaux souterraines ou de l’irrigation par exemple reste encore assez grossière, quand elle n’est pas absente. Au contraire, certains modèles, dit hydrogéologiques, sont très précis dans leur description des eaux souterraines et leurs interactions avec les eaux de surface, mais ne décrivent pas les interactions avec le climat. La chercheuse pense notamment à la plateforme AquiFR coordonnée par Florence Habets, elle aussi chercheuse IPSL à l’ENS. « C’est un outil très intéressant qui associe différents modèles parfois très raffinés et les harmonise pour cartographier et évaluer les évolutions temporelles, notamment des niveaux de nappe, sur des zones du territoire français ». Cependant, ce type de modèle ne permet pas l’étude de l’impact des eaux souterraines sur le climat. « Idéalement, il faudrait un jour allier ces deux approches pour obtenir des modèles plus réalistes à une échelle globale » souligne Agnès Ducharne. Cela offrirait une compréhension plus fine de la dynamique des eaux souterraines et des interactions avec le climat, pour in fine obtenir des projections plus détaillées de l’évolution du climat.

Toujours plus loin

Cela dit, les scénarios actuels de l’évolution du climat renseignent déjà sur plusieurs aspects. « En général les impacts du changement climatique sur les ressources souterraines vont dans le même sens qu’en surface pour une région donnée » indique Agnès Ducharne. Le changement climatique, en augmentant le rayonnement reçu en surface et en réchauffant l’atmosphère, à tendance à augmenter la demande évaporative. « Sur les océans, cela augmente l’évaporation, mais sur les continents, pour que l’évaporation augmente, il faut aussi que les précipitations suivent pour que l’eau soit disponible. Or, le changement climatique intensifie l’existant : les précipitations vont augmenter dans les régions où il pleut beaucoup, mais baisser dans les régions sèches » souligne-t-elle. Cela va intensifier les contrastes entre des zones avec une disponibilité en eau forte, voir trop forte, et d’autres qui sont ou deviendront trop sèches. Et ce n’est évidemment pas idéal pour les différents usages de l’eau, qui s’agisse de l’eau potable, ou de celle qui alimente les industries, la production d’énergie ou l’irrigation.

« Les projections climatiques d’aujourd’hui, et donc celles que l’on retrouvera dans le rapport du GIEC cet été, tiennent rarement compte des nappes souterraines ou de l’irrigation » annonce la chercheuse. Lorsque ces composantes sont prises en compte, cela reste de manière très simpliste avec une description relativement uniforme sur l’ensemble des continents, car il est extrêmement difficile de bien les caractériser. « De plus, nous n’avons pas encore de projections climatiques intégrant à la fois l’irrigation et les eaux souterraines » relève Agnès Ducharne. Cette description conjointe est l’objet du projet international BLUEGEM qu’elle coordonne pour offrir de nouvelles perspectives sur les incertitudes des projections climatiques. « A travers deux modèles, celui de l’IPSL et l’américain CESM2, nous voulons explorer les modifications de trajectoires du changement climatique que l’on peut obtenir en tenant compte des interactions entre climat, eaux souterraines et irrigation » précise-t-elle. Mais aussi les éventuelles répercussions sociales qui en découlent, essentielles pour identifier des trajectoires durables sur des questions liées à la ressource en eau, à la sécurité alimentaire, et à la biodiversité.

Agnes Ducharne


METIS-IPSL