La forêt française est jeune : une arme à double tranchant ? [Philippe Ciais]


Malgré des gains de surface considérables depuis un siècle, la forêt française se porte mal. En l’espace de dix ans, son taux d’absorption de dioxyde de carbone est passé de 80 millions de tonnes de CO2 par an à la moitié.

Une chute qui s’explique surtout par la mortalité naturelle des arbres, en hausse : « la capacité de stockage des forêts françaises n’a pas diminué parce qu’on s’est mis à couper deux fois plus de bois, mais parce que la mortalité naturelle a doublé », explique Philippe Ciais, climatologue et spécialiste du cycle du carbone au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE-IPSL) et directeur de recherche CEA (CEA-CNRS-UVSQ) dans cette interview.

Dix millions d’hectares de forêt, dont un quart de forêt primaire, disparaissent chaque année, estime l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), dans le rapport La situation des forêts du monde 2022. Philippe Ciais, vous êtes climatologue, spécialiste du cycle du carbone et des forêts au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE-IPSL). Peut-on se réjouir de l’état global des forêts ?

P. Ciais : Non, au contraire, l’état des forêts est préoccupant. Non seulement, nous perdons encore beaucoup trop de surface forestière chaque année, mais certains écosystèmes proches des forêts, qui stockent aussi du carbone, disparaissent sans que cela ne soit réellement comptabilisé.

En France, la surface forestière a plutôt augmenté depuis un siècle, mais à cause du changement climatique la forêt devient de plus en plus fragile. Est-ce que la progression de la surface compense cette vulnérabilité croissante ?

P. Ciais : Aujourd’hui, une nouvelle forêt ne compense pas les pertes des forêts existantes et établies, en ce qui concerne le stockage du carbone. Malgré les gains de surface, les forêts absorbent beaucoup moins de carbone : le taux d’absorption de CO2 dans les forêts françaises a été divisé par deux en l’espace de dix ans. Si cette tendance continue, elles n’absorberont plus rien. Et ce moment risque d’arriver bientôt. Le puits carbone des forêts avait beaucoup augmenté depuis les années 1990, pour atteindre un niveau maximum d’à peu près 80 millions de tonnes de CO2 par an, autour des années 2010.

Dans quel ordre de grandeur sommes-nous ?

P. Ciais : On peut comparer ce chiffre, par exemple, aux émissions de tout le secteur industriel et des transports : environ 300 millions de tonnes de CO2 par an. On parle donc de 25 % de ces émissions qui étaient réabsorbées par les forêts (en termes de CO2-équivalent). Et maintenant, nous sommes passés de 80 millions à 40 millions, on a divisé par deux ce potentiel, c’est surprenant !

Cette chute s’explique par plusieurs facteurs : une croissance plus lente à l’échelle nationale, certes, mais aussi une mortalité naturelle des arbres en hausse de 80 %. Et ce, toutes causes confondues : la mortalité liée aux attaques d’insectes, les dépérissements suite aux sécheresses, les feux de forêt.

Quant à la récolte par la filière du bois, elle est restée à peu près constante. La capacité de stockage des forêts françaises n’a pas diminué parce qu’on s’est mis à couper deux fois plus de bois, mais parce que la mortalité naturelle a doublé.

Pour contrecarrer cette mortalité, les gestionnaires des forêts préconisent l’introduction de nouvelles essences d’arbres, plus adaptées aux conséquences du réchauffement climatique. La forêt de demain, sera-t-elle très différente de celle que nos grands-parents ont connue ?

P. Ciais : Les forêts ont été coupées de manière intense pendant très longtemps. À plusieurs reprises, l’État est intervenu avec des programmes de reforestation sur des grandes surfaces. Concrètement, l’État a introduit une taxe sur les produits du bois et avec cet impôt, il a favorisé des repeuplements pour reconstituer la forêt. La forêt a donc déjà beaucoup changé en l’espace de 60-80 ans. Il y a par exemple beaucoup plus de résineux qu’auparavant, car c’est l’espèce la plus replantée au cours des 60 dernières années

Aujourd’hui, notre forêt est assez jeune. L’âge moyen des arbres tourne autour des 50 ans, même si c’est très variable selon les régions. La forêt a donc encore du potentiel pour pousser et continuer à stocker du carbone. Chaque année, une partie de cette forêt est prélevée et ensuite replantée. Au bout de 20-30 ans, selon les essences qu’on décide de replanter, on commence à avoir un changement important sur le type de forêts en France.

Allons-nous voir des palmiers à Paris ? Des pistachiers à la place des chênes ?

P. Ciais : C’est seulement depuis quelques années, avec le changement climatique, qu’on s’aperçoit que si on replante les essences qui poussaient avant, il risque d’y avoir des échecs, c’est-à-dire que les arbres ne sont plus adaptés. Il nous manque, par contre, la connaissance pour savoir exactement ce qu’il faut planter : plus de pistachiers ? Ou de palmiers ? C’est une grande inconnue !

Pour l’agriculture, par exemple, le système est très différent, puisque la récolte se fait tous les ans. Quand il y a des nouvelles variétés de blé ou de maïs, il y a des instituts techniques qui réalisent des essais dans les champs, qui testent sur des placettes et conseillent ensuite les agriculteurs. Est-ce qu’une nouvelle variété de blé pousse mieux ? Est-elle plus résistante à la sécheresse ? Aux champignons ?
Contrairement à l’agriculture, dans le cas des forêts, nous n’avons pas 60 ans de croissance et d’observations. Donc on ne connaît pas les variétés qui seront performantes ou pas à l’avenir.

Nous n’avons peut-être pas d’exemples sur le long terme, mais est-ce qu’on a des exemples de bonnes pratiques ? Des stratégies adoptées qui fonctionnent ?

P. Ciais : Oui, tout à fait. Déjà, on sait qu’une forêt mélangée, en termes d’essences, résiste mieux aux perturbations. Par exemple, s’il y a un insecte qui mange que les résineux et qu’on a une forêt mélangée de feuillus et de résineux, elle ne disparaîtra pas.

Ensuite, on sait aussi que si on veut maintenir une croissance et une résistance de la forêt, il vaut mieux prélever des arbres un petit peu tous les cinq ans, faire des éclaircies, comme on dit, plutôt qu’une une coupe rase. Certes, il y a des systèmes qui sont optimisés pour des coupes rases et qui ressemblent plus à des cultures de blé, comme par exemple dans les Landes. Dans des forêts plus anciennes, par contre, on va récolter du bois tous les 60 ans.

Dernière question : est-ce que dans vos études, comme CALIPSO (Carbon Loss In Plants, Soils and Oceans), le projet de recherche international que vous coordonnez au CEA, vous utilisez davantage les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle ?

P. Ciais : Disons que pour comprendre les forêts, il faut d’abord de meilleurs modèles. Aujourd’hui, les modèles qu’on utilise ne sont pas très détaillés pour décrire la réalité. Par exemple, beaucoup de modèles n’intègrent pas de données relatives aux insectes, à la biodiversité, aux incendies et surtout, les données de l’Inventaire forestier nous livrent des informations seulement de certaines placettes représentatives.

Un projet comme CALIPSO, justement, naît dans le but d’améliorer les modèles. Nous utilisons des données issues des satellites, avec une couverture globale, couplées à l’intelligence artificielle. Les données satellites mesurent des variables physiques, comme des réflexions LiDAR ou la couleur spectrale de la végétation. À partir ce ces données, l’intelligence artificielle apprend à mesurer le carbone et la hauteur des forêts, des informations importantes pour évaluer et modéliser le taux d’absorption à l’avenir.

 

Une interview réalisée par Daniel Peyronel (ICOM-IPSL).

 

Pour aller plus loin

Philippe Ciais


Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE-IPSL)