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Un puits de carbone océanique revivifié

10-09-2015

Il y a une dizaine d’années, les scientifiques craignaient que la capacité de l’océan Austral à absorber le CO2 atmosphérique arrive à saturation. Mais l’analyse d’observations plus récentes montre que ce puits de carbone s’est revigoré au cours de la dernière décennie.

Inspirer, expirer, inspirer… Comme un poumon géant, l’océan Austral absorbe de manière saisonnière de grandes quantités de dioxyde de carbone atmosphérique, et les libère plus tard dans l’année. Mais en moyenne, sur l’année, les mers entourant l’Antarctique absorbent bien plus de CO2 qu’elles n’en émettent. Surtout, ces mers extraient une grande partie du CO2 atmosphérique résultant des activités humaines, atténuant ainsi le rythme du changement climatique. En effet, bien que l’océan Austral n’occupe qu’un quart de la surface océanique mondiale, il représente 40 % des absorptions océaniques du CO2 émis par les activités humaines.


Cependant, depuis 2005, des chercheurs ont attiré l’attention sur le fait que le puits de carbone de l’océan Austral pourrait arriver à saturation. A partir de résultats de modèles, ils ont en effet suggéré qu’il n’avait pas augmenté depuis la fin des années 1980. Ceci était inattendu, puisque les scientifiques supposaient l’existence d’une relation directe entre l’ampleur du puits de carbone et la concentration atmosphérique de CO2 : plus la concentration de CO2 dans l’air était élevée, plus la quantité de CO2 absorbée par les eaux marines devait l’être aussi.


On assiste aujourd’hui à un retournement de situation. Depuis le début du millénaire, le puits de carbone de l’océan Austral est devenu plus puissant, regagnant ainsi le niveau attendu. C’est ce qu’a démontré une équipe de recherche internationale dirigée par Nicolas Gruber, professeur de physique environnementale à ETH Zürich 1 , et son post-doctorant Peter Landschützer, dans une étude récemment publiée dans Science.



Un nouveau modèle statistique pour combler le vide de données

Dans cette étude, les scientifiques ont analysé les mesures de concentration de CO2 dans les eaux de surface de l’océan Austral au sud de 35°S, à partir desquelles il est possible de calculer le flux de CO2 à travers l’interface air-mer. Ils ont aussi comparé les flux résultants avec des estimations basées sur des mesures de CO2 atmosphérique.


La concentration de CO2 en surface de l’océan Austral est mesurée par des navires océanographiques ou, le long des voies commerciales majeures, par des navires marchands spécialement équipés. L’échantillonnage et l’analyse qui en découle sont standardisés et coordonnés à l’échelle internationale, mais la couverture géographique des données dépend de l’itinéraire emprunté par chaque bateau. En conséquence, certaines régions de l’océan sont très bien échantillonnées, alors qu’on ne dispose d’aucune observation pour d’autres.


Les chercheurs ont eu recours à une méthode nouvellement développée, basée sur des réseaux de neurones, pour créer un modèle statistique des concentrations océaniques de CO2. Ils ont ensuite utilisé ce modèle pour combler les lacunes dans les données existantes. Pour cela, ils ont aussi exploité des observations satellite de la température de l’eau de mer, de sa salinité et de son contenu en chlorophylle.



Un puits de carbone revivifié

Les concentrations calculées de CO2 dans les eaux de surface, confrontées aux estimations basées sur les données de CO2 atmosphérique, démontrent clairement que le puits de carbone de l’océan Austral a augmenté autour de 2002. En 2010, l’absorption de carbone était à nouveau comparable au niveau attendu sur la base de la seule augmentation du CO2 atmosphérique.


Selon Nicolas Gruber, un enseignement important de cette étude est que l’intensité du puits de carbone de l’océan Austral fluctue fortement, probablement par cycles périodiques, au lieu d’augmenter régulièrement en réponse à la croissance du CO2 atmosphérique. « Nous avons été surpris de constater de si grandes variations dans l’absorption nette de carbone par l’océan », affirme le chercheur.



Le régime météorologique à grande échelle influence l’absorption de carbone

C’est avant tout aux changements des régimes météorologiques dominants dans la région étudiée que Nicolas Gruber, Peter Landschützer et leur équipe attribuent la redynamisation du puits de carbone.


Depuis le début du XXIe siècle, les systèmes dominants de pression atmosphérique ont montré une distribution de plus en plus asymétrique. Un puissant système de haute pression s’est développé au-dessus du secteur Atlantique de l’océan Austral, tandis qu’une région de basse pression s’est formée au-dessus du secteur Pacifique.


Le gradient de pression atmosphérique entre ces régions de haute et basse pression a modifié les régimes des vents. Les vents tendent maintenant à souffler en régime ondulatoire, alors que dans les années 1990, ils soufflaient principalement zonalement, d’ouest en est. A l’époque, ces vents étaient aussi plus forts au-dessus d’une grande partie de l’océan Austral, ce qui entrainait la remontée de plus grands volumes d’eau des profondeurs vers la surface (un phénomène nommé « upwelling »). Comme ces eaux profondes contiennent de plus grandes concentrations de CO2 dissous, leur remontée induisait une émission anormale du gaz à effet de serre dans l’atmosphère, provoquant une stagnation ou même un déclin de l’absorption nette de CO2 par l’océan.



Fin du dégazage anormal

Depuis le tournant du siècle, le phénomène d’upwelling s’est dans l’ensemble affaibli dans tous les secteurs (à part celui du Pacifique), stoppant ce relargage anormal dans l’atmosphère du CO2 emmagasiné par l’océan. Mais les vents ont aussi modifié la température des eaux de surface. En apportant à l’Atlantique Sud de l’air chaud venu des latitudes subtropicales, ils ont considérablement réchauffé ses eaux de surface. Dans le même temps, le système de pression anormalement faible du Pacifique Sud a déplacé des masses d’air exceptionnellement froides depuis l’intérieur du continent Antarctique vers ce secteur de l’océan Austral, y provoquant un refroidissement substantiel.


A elles deux, les variations des vents et des températures expliquent en grande partie le renforcement du puits de carbone de l’océan Austral. Le refroidissement des eaux de surface dans le secteur Pacifique leur permet d’absorber plus de CO2. D’autre part, dans le secteur Atlantique, les changements de circulation provoqués par le vent sont probablement responsables de la plus grande absorption de CO2 atmosphérique par l’océan. Normalement, ce secteur de l’océan Austral est caractérisé par un upwelling significatif des eaux profondes, ce qui augmente la quantité carbone inorganique dissous dans la couche de surface, limitant ainsi son absorption depuis l’atmosphère. L’affaiblissement du système d’upwelling ces dernières années permet maintenant à l’océan d’absorber plus de CO2.



Les futures tendances ne peuvent pas être prédites de manière fiable

A ce jour, les deux chercheurs sont incapables de prédire comment l’absorption nette de carbone par l’océan Austral pourrait évoluer à l’avenir. « Notre modèle statistique n’est pas capable de prédire les développements futurs, explique Peter Landschützer ; il est donc crucial de continuer à mesurer les concentrations de CO2 en surface de l’océan Austral. » « C’est particulièrement important car les modèles actuels ne sont pas capables de reproduire les variations observées », ajoute Nicolas Gruber.


De ce fait, seuls des ensembles de données sur le long terme permettent de déterminer de manière fiable l’évolution future du puits de carbone océanique.


Un autre facteur reste à élucider : l’effet de phénomènes climatiques de grande échelle comme El Niño et La Niña sur le puits de carbone de l’océan Austral. De manière notable, le renforcement du puits de carbone coïncide avec une période où prévalent les épisodes La Niña, c’est-à-dire des températures de surface relativement fraîches dans le Pacifique. Le renforcement du puits de carbone océanique s’est aussi produit au cours d’une période de très faible changement des températures globales (nommée « hiatus climatique »), probablement en lien avec une plus forte absorption de chaleur par l’océan.


Le navire océanographique Marion-Dufresne (IPEV) progresse à travers les vagues, bravant les forts vents d’ouest des quarantièmes rugissants dans l’océan Austral, afin de mesurer les niveaux de carbone dissous dans les eaux de surface.



Note

  1. École polytechnique fédérale de Zurich


Source

Landschützer P, Gruber N, Haumann FA, Rödenbeck C, Bakker DCE, van Heuven S, Hoppema M, Metzl N, Sweeney C, Takahashi T, Tilbrook B, Wanninkhof R., The Reinvigoration of the Southern Ocean Carbon Sink. Science, 11 septembre 2015. DOI: 10.1126/science.aab2620



Contacts

Nicolas Metzl , Tél. : 01 30 88 43 60

Claire Lo Monaco , Tél. : 01 44 27 48 68

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