Une machine à lire
Jean-Louis Dufresne est auteur principal du chapitre 7 du premier groupe de travail sur le bilan radiatif de la Terre, les rétroactions et la sensibilité climatiques.
Le GIEC est une sacrée machine, une belle machine. J’étais curieux d’y participer, de savoir ce qu’était cette tâche très particulière. Un peu inquiet de la charge de travail, mais content d’en être. Les rapports du GIEC sont très présents dans notre métier, donc c’est très attirant. J’ai participé en tant qu’auteur contributeur pour l’AR4, puis auteur principal pour les deux suivants. Je ne voulais pas un plus grand rôle, comme celui de coordinateur, qui demande une charge de travail plus conséquente mais aussi de l’aisance, notamment de la langue. L’une des grandes difficultés est d’avoir une vue assez large sur l’état des connaissances scientifiques. Ce sont des domaines de recherche gigantesques sur lesquels beaucoup de monde travaille. Dans notre métier nous sommes très spécialisés et là, dans un chapitre, il faut vraiment considérer toute l’étendue du sujet, avoir du recul et ne pas se laisser emporter par ce qu’on pense soi-même. C’est très intéressant mais une réelle difficulté, qui est plus ou moins surmontée selon les auteurs, la maturité et le niveau d’implication pouvant être assez différents. Cette distance sur son propre travail n’est pas facile, et il faut se libérer des a priori habituels pour inclure d’autres démarches, d’autres façons de voir que celles que l’on connaît. Et elle nécessite du travail. On se rend compte de ce qu’est une contribution individuelle dans ces champs de recherche immenses. J’avais déjà un peu cette vision avant, à travers le centre de modélisation de l’IPSL : on y prépare les simulations pour CMIP qui sont ensuite utilisées dans les rapports du GIEC, donc on baigne déjà un peu dedans. Mais la rédaction d’un rapport du GIEC est une autre échelle.
Aussi, nous ne choisissons pas les personnes avec qui nous travaillons. Un texte a toujours un côté personnel, et là nous devons écrire un texte ensemble, à 12 ou 15, avec des gens de culture différentes, d’a priori différents, de compétences différentes, et que l’on n’a pas choisies. Ce n’est pas évident en fait, il y a beaucoup d’humain là-dedans, il y a régulièrement des accrochages, des difficultés à surmonter. Pour moi les deux se sont très bien passés, j’avais de bonnes relations au sein du chapitre et les coordinateurs menaient bien leur barque. C’était de riches discussions avec des gens très compétents, c’était très agréable, très stimulant. J’ai trouvé le deuxième rapport plus intéressant car le chapitre n’existait pas avant, nous devions vraiment réfléchir à sa structure, à ce qu’on voulait mettre dedans. En même temps, les échanges étaient plus rares, plus difficiles à cause du covid.
C’était une très belle expérience. Pour s’y préparer, on se met dans cette logique de contribuer à plus de workshops, plus de conférences, justement pour avoir cette vision élargie du sujet. Et nous devenons une véritable machine à lire. Il faut aussi se dégager du temps parce qu’autrement on ne peut pas, c’est exigeant avec des phases très intenses. Pour cette même raison, j’ai préféré ne pas trop m’impliquer dans le « service après-vente » une fois le rapport sorti, je ne voulais pas me faire engloutir complètement. L’engagement peut être gros, prendre sur les soirs, les week-ends, les jours et les semaines passent très vite. J’ai fait plus d’interventions grand public avec le premier rapport auquel j’ai participé, ensuite il y a eu le film d’Al Gore. Cela peut être un tremplin pour faire plein de choses, et chacun s’engage à son niveau. Du fait de son ampleur et de sa visibilité, le travail réalisé pour ces rapports est assez cadré, on sort de nos habitudes dans la communauté de recherche, qui sont plutôt informelles. Un des cauchemars je pense de tous les auteurs, c’est de répondre aux commentaires. C’est un processus ouvert, les brouillons du rapport sont soumis aux critiques de la communauté, et on reçoit des questions et des commentaires de toutes sortes, certains plus pertinents que d’autres. Il y en a plusieurs milliers de commentaire par chapitre, et il faut répondre à chacun d’eux en restant diplomate. Je suis content de l’avoir fait, mais je suis aussi content de pouvoir maintenant me re-focaliser sur mes propres travaux. Le GIEC est quelque chose d’assez unique, une expérience très forte.
Portraits réalisés par Valérie Lilette et propos recueillis par Tiphaine Claveau.