Parachutée dans un autre monde
Sophie Szopa, coordinatrice du chapitre 6 du premier groupe de travail sur les composés agissant sur le climat et la qualité de l’air.
On entre dans un autre monde. Comme un petit poucet devant cette institution impressionnante sous l’égide de l’ONU, avec ses codes si différents du monde de la recherche, ses acronymes, mais avec aussi ses grandes « stars du climat ». Une timidité au départ, le GIEC a un aspect mythique, mais si enthousiasmant d’être dans cette grosse machine. J’étais heureuse de participer à cet effort collectif, de voir le processus de l’intérieur. Je serais restée très observatrice si je n’avais pas été parachutée coordinatrice de mon chapitre. Là, je ne pouvais plus me planquer. Je me souviens de la première réunion en Chine où les coordinateurs expliquaient en séance plénière la stratégie du chapitre, je m’en pensais incapable. Au final, je suis contente que le destin m’ait amené dans ce rôle pour lequel je n’aurais jamais candidaté, puis jusqu’au résumé pour décideurs. Là encore, un autre monde s’ouvre. Intellectuellement, c’est très riche. De voir ce jeu de négociation entre nous, auteurs, sur l’essentiel à garder dans le résumé, puis aller le défendre en séance d’approbation avec les pays dans une ambiance très diplomatique. Bien sûr, un énorme stress, et tout cela en virtuel. Je le vivais comme une responsabilité lourde car je craignais de voir les conclusions sur la pollution de l’air, enjeu majeur pour la santé publique, retirées ou amoindries par le processus d’approbation.
La coordination du chapitre demande une forte implication. J’avais en plus mes enfants au collège qu’il fallait accompagner en plein confinement, et un doctorant pour qui je devais bien sur dégager du temps. Toutes mes journées étaient rythmées par ce chapitre, j’en rêvais la nuit, j’étais focalisée là-dessus dans toutes mes activités. Certains auteurs peinent à s’impliquer. Ce n’est pas de la mauvaise foi, certains ont des contraintes extérieures ou du mal à faire reconnaître leur engagement par leur université. Ce n’est pas non plus un exercice évident de réussir à faire abstraction de son propre travail pour évaluer les publications des autres et de devoir expliquer son évaluation au sein d’un groupe, c’est déstabilisant pour certains, moins à l’aise avec le travail collectif. Quand on coordonne, il y a encore plein de choses une fois le rapport pré-publié. Il faut finaliser le matériel supplémentaire, les FAQ, la traçabilité des figures, la vérification de la cohérence des autres rapports du GIEC lors des périodes de relectures ou la relecture des « proofs » à un moment où il devient difficile de solliciter les auteurs du chapitre, repartis à leurs activités. Le partage de ce travail avec ma collègue coordinatrice américaine a été un vrai bonheur pour moi. Elle dans le New Jersey et moi ici, c’était une aventure humaine extraordinaire. Puis ça s’arrête net.
Le rapport ne nous appartient plus et les médias prennent le relais. J’ai vécu les interviews et séminaires comme une sorte de thérapie contre la timidité ou le syndrome de l’imposteur : on a cette matière solide, maturée collectivement jusqu’aux aspects de communication, qui aide à se sentir légitime. Parler de choses qui relèvent d’un effort collectif est aussi plus facile. Ce n’est ni de l’ésotérisme ni de l’idéologie politique, mais une base scientifique à expliquer. C’est aussi l’occasion d’apprendre à nouveau en se faisant expliquer par les collègues d’autres points moins familiers, par exemple sur l’adaptation ou les enjeux socio-économiques. Et quand on est auteur du GIEC, je crois qu’on est écouté différemment ; autant en profiter, montrer aussi le travail de fourmis indispensable dans les laboratoires, rappeler combien la recherche est utile, comment elle se mène. A force d’aller expliquer partout la gravité de la situation et la nécessité à agir dès maintenant à tous les niveaux, on veut faire plus. Chacun s’engage d’une manière qui correspond à sa personnalité. Certains militent et je le comprends, j’ai préféré me tourner vers l’université, faire progresser les enseignements et les idées. Il y a un côté addictif d’être dans cette dynamique du GIEC et de voir les choses se construire. Quand on a compris comment ça fonctionne et à quoi ça sert, il est difficile de s’en défaire et de retourner uniquement à sa propre recherche. Même si intellectuellement cela peut être satisfaisant, ce qui a le plus de valeur pour moi est de pouvoir partager nos résultats, avoir des protocoles communs pour avancer ensemble. Si on prend le GIEC comme une opportunité et qu’on saisit chaque perche, c’est juste génial. C’est extrêmement riche, très fatigant mais transformateur. Il est certain qu’au-delà des quelques rides en plus, je ne suis plus la même personne qu’au début de cette aventure.
Portraits réalisés par Valérie Lilette et propos recueillis par Tiphaine Claveau.