Alouestes – Étape 1 : Les sols en dégel entre l’Alaska et le Canada
Le 3 mai 2023, Tiphaine et son compagnon de voyage Glen, débarquent à Anchorage en Alaska, 7 500 kilomètres à l’ouest – ou Alouestes – de la France.
Depuis, ils roulent à vélo entre les Montagnes Rocheuses et l’océan Pacifique, cap sud vers une destination encore inconnue. D’étape en étape, le binôme s’arrête à des endroits spectaculaires et dont la valeur écologique est cruciale. Des sols gelés dans la vallée du Yukon à l’immense champ de blé qui semble être l’État de Washington (USA), en passant par les glaciers et les forêts de la Colombie-Britannique (Canada), celle de Tiphaine et Glen n’est pas qu’une aventure humaine, mais aussi un périple scientifique.
Pour ce premier épisode d’Alouestes, quoi de nouveau ?, le scientifique Antoine Séjourné, géologue et maître de conférences au laboratoire Geosciences à l’Université Paris Saclay (GEOPS), spécialiste des transferts d’eau et du changement des surfaces lié à la présence et au dégel du pergélisol, dialogue avec les clichés capturés sur le chemin par Tiphaine.
À la frontière entre l’Alaska et le Canada, la petite ville de Beaver Creek rassemble une centaine d’habitants. À part quelques touristes de passage en camping-car ou à vélo, dont Glen et Tiphaine, la majorité de la population se dédie aux activités de pêche et de chasse.
Depuis un an, ce site intéresse un consortium de scientifiques issus de disciplines et de pays différents : PRISMARCTYC. Cette équipe internationale de chercheurs s’intéresse aux impacts de la dégradation du pergélisol dans l’Arctique : « le pergélisol est un sol gelé pendant au moins deux années consécutives, même pendant l’été. En général, il s’agit d’un terrain gelé depuis des dizaines de milliers d’années, datant parfois du dernier épisode glaciaire », explique Antoine Séjourné.
Concrètement, le pergélisol « prend la forme d’une roche gelé, ou juste du sol, comme de l’humus et des feuilles d’arbre. C’est extrêmement dur et très imperméable », poursuit le jeune chercheur, en contact avec Tiphaine avant son départ. Entre 20 et 22 % de l’hémisphère nord, soit 20 à 22 millions de kilomètres carrés, est constitué de ce sol gelé, présent non seulement près de la grande région Arctique, mais aussi dans les Alpes et l’Himalaya.
Élément de la cryosphère très sensible, le pergélisol fonctionne comme indicateur du changement climatique et contient énormément de carbone. « On estime que le pergélisol piège deux fois plus de carbone que l’atmosphère, c’est-à-dire 1 500 gigatonnes, précise Antoine, sous différentes formes : des poches de gaz, des débris de matière organique, comme des arbres, des animaux etc. Ce stock de carbone est gelé. C’est comme si on mettait une pomme dans le congélateur : elle se trouverait alors en dehors du cycle de carbone naturel. Si on dégèle le pergélisol, toute cette matière organique, auparavant piégée, va se trouver dans le système ».
À cause du grand contenu en CO2, on parle souvent du pergélisol comme étant une « bombe climatique ». Aujourd’hui, le pergélisol dans l’hémisphère nord, est en dégel, en partie à cause des activités humaines, des feux de forêt et du changement climatique.
Voici à quoi ces paysages ressemblent, photographiés par Tiphaine.
Galerie photos
Cette mousse rougeâtre est appelée Muskeg dans la région – fondrière de mousse en français. Elle est composée de sphaigne, une mousse qui aime les terres marécageuses, gorgées d’eau, où l’oxygène est rare. L’été, la sphaigne crée une sorte de couche isolante. En dessous, l’épaisseur du pergélisol peut varier entre 80 et 100 mètres de profondeur.
– A. Séjourné
En Arctique, la période chaude est extrêmement courte : le printemps et l’été se succèdent en l’espace de trois mois, de juin à août. À partir de septembre, il peut déjà neiger. Les lacs ici ont une carapace de glace d’environ 50 cm d’épaisseur, on peut y rouler dessus en voiture, c’est très solide. Derrière, s’étend la forêt boréale, principalement constituée de conifères : black spruces, ou épinettes noires, des mélèzes, des pins.
_ A. Séjourné
Quand les arbres penchent, c’est, en général, indicatif du dégel du pergélisol. Un critère important est le contenu en glace du pergélisol : certains comptent environ 10 % de volume en glace, d’autres jusqu’à 80 %. Lorsque les pergélisols riches en glace subissent les conséquences du réchauffement climatique et dégelent, comme ici, où le contenu de pergélisol est de 70 % en moyenne, cela crée des effondrements, des affaissements de terrain et des lacs. Les pieds dans l’eau, les arbres, vont tomber et mourir.
– A.Séjourné
La forêt boréale brûle périodiquement et de manière naturelle. Souvent, les feux sont déclenchés par des coups de foudre. Au printemps, quand il fait chaud et qu’il y a beaucoup d’orages, commence la saison des incendies. Près de Beaver Creek, un très grand feu de forêt s’est déclaré en mai 2019. Par rapport au pergélisol, les incendies vont supprimer la couverture thermique qui représente la forêt, et qui protège le pergélisol des fortes températures en été. Ce phénomène va créer des nouveaux lacs, dus à un dégel localisé du pergélisol.
– A.Séjourné
À cet endroit passait l’ancien tracé de l’Alaskan Highway. Quand les ouvriers l’ont construite, ils ont rasé la forêt, enlevé du sol pour construire la route et sont tombés sur du pergélisol avec beaucoup de glace, qui a commencé à dégeler, et, par conséquent, a provoqué des affaissements. Les tubes dans le sol sont des thermosiphons, grâce auxquels du froid est injecté dans le sol. À l’intérieur des tubes, il y a un fluide caloporteur : celui-ci va être très froid et va donc descendre et pénétrer en profondeur. En été, quand il fait plus chaud, la chaleur reste en haut. C’est une technique que l’on peut qualifier de géo-ingénierie, afin de limiter les dommages liés à la construction de la route. Mais c’est comme mettre un pansement sur une grosse plaie. Comme les températures sont en augmentation, il sera de plus en plus difficile de refroidir de manière efficace le sol.
– A. Séjourné
Pour en savoir plus
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