Le phytoplancton vagabond prend de l’avance sur le printemps


C’est le début du printemps. Imaginez un brin de muguet qui se serait mis à fleurir avant les autres, et qui se déambulerait d’un champ à l’autre au grès du vent. Imaginez qu’il n’est pas seul. Dans ce champ où le muguet fleurit au 1er mai, certains sont en avance, regroupés le long de longues volutes. Ils disparaissent dès qu’on les a repérés pour se retrouver ailleurs, et suivent les mouvements chaotiques turbulents de ces volutes. Impensable pour les plantes terrestres, c’est pourtant ce qu’il se passe dans l’océan.

Si le printemps est la saison du muguet, c’est aussi celle de la floraison du phytoplancton dans l’océan Atlantique Nord. Ce phénomène est un des facteurs les plus importants de l’efficacité de la pompe biologique de carbone dans l’océan. Tout comme les cerisiers en fleurs au Japon, la période de floraison du phytoplancton s’étend sur plusieurs mois du fait de l’étendue géographique. Elle démarre début mars au large des Açores, et il faut attendre jusqu’à fin juin pour la voir apparaitre au large de Irlande. Ce phénomène est connu des océanographes depuis bien longtemps, et les travaux précurseurs de Riley en 1942 en ont expliqué la cause première. Les conditions favorables à la floraison sont liées à la stabilité des eaux de surface où va se développer le phytoplancton. En hiver, les eaux fortement instables induisent un mélange profond, qui va priver ces plantes microscopiques de la lumière nécessaire à leur photosynthèse. Au printemps, les premiers rayons de soleil réchauffent la surface de l’océan, ce qui met un terme à ce brassage vertical et permet à la floraison de commencer. Les satellites, qui mesurent la « couleur de l’eau », permettent aujourd’hui d’observer la propagation vers le nord de cette vaste ceinture verte entre mars et juin, année après année.

Mais en y regardant de plus près, le démarrage de la floraison de phytoplancton est loin d’être homogène, un peu comme cet hypothétique brin de muguet vagabond. C’est ce qu’a montré pour la première fois une équipe de chercheurs de l’IPSL. En utilisant les images satellites de couleur de l’eau, ils ont détecté des écarts dans le jour du démarrage de la floraison, et ce sur moins de 10 km de distance. Mais, problème, ces écarts n’ont pas lieu entre deux régions fixes, on ne peut pas les repérer par un point d’ancrage géographique ; le phytoplancton est transporté par la turbulence des courants, et tout bouge très vite. En utilisant des données satellitaires complémentaires, celles de la température de surface, ils ont montré que le phytoplancton commençait d’abord à fleurir dans des fronts mouvants, liés à la turbulence des courants. Ces fronts sont bien connus théoriquement, notamment des météorologues, car ce sont les cousins océaniques des fronts atmosphériques. Ils sont également bien reproduits par les modèles d’océan. C’est donc notamment grâce à l’avènement de modèles à haute-résolution spatiale capables de reproduire ces fronts que l’on a commencé à soupçonner la possible existence de tels écarts dans le démarrage de la floraison. En effet, les fronts ont cette spécificité de s’opposer au brassage vertical, ce qui permet en théorie à la floraison de démarrer un peu avant le printemps. Mais ce phénomène n’avait pu être vérifié jusqu’à présent, et surtout, on en ignorait l’ampleur, son caractère fluctuant rendant sa détection difficile, voire impossible. Ce qu’ont donc permis ces données spatiales, c’est de compartimenter, chaque jour, ce milieu turbulent en zones frontales et zones non frontales, et de comparer les statistiques de croissance du phytoplancton dans ces deux milieux de localisation éphémère.

Ces statistiques ont révélé que le démarrage de la floraison du phytoplancton était plus précoce dans les fronts d’une à deux semaines. Autre résultat : la floraison est aussi deux à trois fois plus intense dans les fronts, qui agissent comme des fertiliseurs en apportant des nutriments au fur et à mesure qu’ils sont consommés. Ces mécanismes pourraient avoir des conséquences en cascade sur les écosystèmes océaniques, sur sa biodiversité et sur sa capacité à fixer du carbone, le phytoplancton étant le premier échelon du réseau trophique dans les océans.

Pour en savoir plus

Référence

Marina Lévy


Laboratoire d'Océanographie et du Climat (LOCEAN - IPSL)